Entre désir et possible
Voici un autre sujet de réflexion. Il n’est pas moins déterminant. Remarquons que lui aussi nous renvoie à une certaine notion de nous-même et de notre rapport à l’Autre.
Il soulève tout de suite une interrogation : où en sommes-nous de nos intentions entre rêve et réalité ?
Sans doute as-tu remarqué à quel point nos systèmes de pensée se trouvent canalisés, orientés, dirigés vers les marqueurs économiques de profits et sont servis par des stratégies favorisant partout la facilité. Refuser le dirigisme moderne de la pensée, vouloir se forger une vision personnelle du monde qui nous entoure, proche ou lointain, cela met en jeu une notion première : l’envie de voir ailleurs, de vivre autre chose.
Le rêve, comme nous le savons, précède le voyage, l’accompagne et continue longtemps après d’habiter encore notre mémoire. Cependant il n’est pas certain que ce soit là le compagnon le plus fidèle puisqu’il nous conduit, lorsqu’il s’agit de décider du départ, à élaborer des constructions qui, si elles sont en accord avec nos envies, sont souvent détachées de toute vision réaliste. Or, la réalité est précisément ce à quoi le voyage va nous confronter.
Alors, eh bien à ce rêve, havre rassurant mais trompeur de l’imagination, inévitable expression de nos désirs les plus enfouis, à ce rêve donc, accordons l’idée qu’il puisse se voir adjoindre un vecteur de transition vers le réel, un pur moyen venu de nous-même et preuve de notre adaptabilité à l’inattendu : la curiosité ; (« s’augmenter en sagesse et en science ») (Montaigne : la curiosité nonchalante).
Mais nous jugeons-nous suffisamment curieux ?
Il ne s’agit pas de cette curiosité vulgaire et souvent malsaine que l’on voit s’étaler à la une des magazines. Non. Il s’agit de la question du pourquoi de nos gestes répétitifs ordinaires et, comme en miroir, du ressort de l’action qui nous invite à rompre avec nos habitudes pour nous transporter au-delà de nous. Il s’agit de cette source de vitalité joyeuse et alerte qui fait sortir de soi. Voila déjà qui nous parle. En forme de définition empruntée aux philosophes nous pourrions dire qu’il s’agit d’une possibilité concrète offerte à l’existence, qui est à la fois une certaine vision du monde (Heidegger) et une certaine sorte de rapport avec autrui (Sartre).
Fruit de la curiosité, notre vision du monde ouvre sur une meilleure compréhension de nous-même et nous engage sur le chemin d’une forme de compréhension de l’existence qui est le signe du vrai pouvoir de l’homme.
Forme d’admiration, d’étonnement devant la variété du monde et de l’esprit humain, moyen d’exercer notre jugement, de savoir regarder le monde en l’interrogeant, la curiosité, attachée avant tout à l’observation et au hasard est étroitement liée à une forme de connaissance qui part du concret, de l’observation plutôt que de la spéculation sur les causes.
Je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon jugement. (Montaigne)
Enfin, examinée sous l’angle de la vision de soi et des autres ma curiosité voit la liberté d’autrui comme une liberté extérieure à moi-même mais non étrangère à la mienne. Assimiler la réalité des Autres constitue la structure essentielle de ma conscience (être pour Autrui).
Plaisir de connaître des choses nouvelles, de se découvrir un regard nouveau, source de vitalité, la curiosité est une forme de pensée non passive, signe d’une conscience toujours en éveil (état d’excitation de l’âme) et se garde comme un oeil ouvert sur le grand théâtre du monde.
Allons : chacun de nous ne se sent-il pas porteur d’une part de lui-même qui soit en résonance avec ce qui vient d’être dit ? Nous avons bien là notre réponse, n’est-ce pas.
Alors, EN ROUTE !
Enfin, en clôture de cette longue réflexion, écoutons à nouveau Daniel Winter :
Le monde a gâté mon âme, mon imagination est inquiète, mon coeur est insatiable. Tout est trop petit pour moi : je m’accommode facilement de la tristesse aussi bien que du plaisir, et ma vie devient de jour en jour plus vide lorsque je suis loin d’un Partir. Il ne me reste plus qu’une seule ressource : voyager. Voyager dans la mécanique et sur les routes. C’est pourquoi un bon voyageur ne doit pas se produire, s’affirmer, s’expliquer, mais se taire, écouter et comprendre…
Par le charme qui s’en dégage Ural change notre regard sur l’humanité.
Source photographique : Daniel Winter – Hubert Kriegel
Une version PDF de ce dossier est disponible sur demande par MP auprès de l’auteur : Jacques Hébrard alias Bardevitch
Je veux ici remercier et féliciter[b] Bardévitch[/b] pour son travail remarquable publié sur le site [b]Ural France[/b].
Sa manière de mettre en page, d’ouvrir et de développer les horizons, d’apporter des précisions précieuses, de structurer un peu ce qui est abstrait, me touchent énormément. Je suis réellement fier de ce travail unique et qui fera date dans l’histoire des voyages moto pour peu qu’on découvre un peu plus ses textes inédits. Je vais télécharger la version PDF et la distribuer, pour la raison bien simple qu’elle peut être utile et qu’elle devrait être lue par tout prétendant au voyage au long cours.
Ce que j’admire le plus est sa capacité à unir des contextes différents, des auteurs différents et des époques différentes, sans évoquer les moyens de locomotion également différents ! Marque incontestable d’une culture riche et admirable, source d’apprentissage et de pédagogie. Le tout écrit dans un français irréprochable…
Que celui qui dit que le motard est « bof’-bof- aqueu-aqueu » lise le texte de Bardé !
Félicitations mon Cher[b] Bardévitch[/b].
«C’est pourquoi un bon voyageur ne doit pas se produire, s’affirmer, s’expliquer, mais se taire, écouter et comprendre…»
C’est pour moi le principe du voyage intérieur, il n’est nulle nécessité de partir loin pour suivre ce chemin, mais l’état de soi nécessaire à cette exploration nécessite une mise en condition que la route en ural et la rencontre de l’autre permettent d’établir…